Dossier Cécité
1°  Deux extraits du roman Les Emmurés (1894)

 
    Roman sur la condition des aveugles, dédié « Aux aveugles pour aider au défrichement de leurs ténèbres Et aux clairvoyants pour déraciner les préjugés séculaires », Les Emmurés est au confluent de l’art romanesque et des préoccupations sociales de Lucien Descaves. Les deux extraits se situent, l’un, au début du livre (concert donné par les musiciens aveugles à l’Institution lors de la distribution des prix), l’autre, au livre II (impressions de Savinien, le musicien aveugle, lors de l’absence d’Annette, sa future femme).
                                         
I

 
    Avant le concert et pendant que les exécutants reconquièrent l’estrade sur leurs maîtres et sur les personnages officiels, les élèves sont dirigés sur leurs quartiers respectifs, pour s’y débarrasser de leurs volumes. Les mains se cherchent, les doigts se nouent, agrippent un morceau d’étoffe... et les surveillants sont, entre les divisions, comme les gros anneaux de sûreté d’une chaîne. Les garçons ont revêtu la grande tenue, la tunique de drap avec une double étoile au collet ; les jeunes filles sont de noir habillées, sans autres grâces d’uniforme qu’un col blanc et, par privilège, un nœud bleu dans les cheveux, un ruban de même couleur en cravate.

    La simplicité de leur toilette rend plus extravagantes encore ces pauvres figures aux yeux dépelotonnés.

    A les voir ainsi, de très près, l’illusion d’une flore exotique s’évanouit. En dehors des paupières que tient ouvertes la saillie d’un fort  bouton de sonnette électrique, ce qu’on imaginerait plutôt, c’est quelque déjeuner interrompu de cannibales, des œufs entamés, oubliés dans les coquetiers orbitaires ou concassés à ce point que l’écale même n’est plus là pour attester qu’ils ont été gobés. Certains, décalottés, exhibent des blancs durs et couvis sous la pellicule en lambeaux. D’autres, au fond desquels l’albumine et le jaune se confondent, semblent avoir été battus par une mouillette désordonnée qui aurait entraîné, en se retirant, des glaires. Pareillement, en des yeux où c’est le glauque qui prédomine, on dirait d’absinthes-orgeat passionnément agitées.

    Et, seules, restent décentes les façades amaurotiques, les suites de sinistres intérieurs sauvegardant les apparences de richesse et d’intégrité, en laissant comme des armoieries, des traces d’occupation somptueuse, au seuil d’appartement évacués.
II

 
    La voix d’Annette, son parfum, cessés depuis six semaines, lui manquaient. Il ne les désirait encore que comme de bonnes choses régalant son odorat et son ouïe. Il était le jouet de voluptueuses puérilités, et l’obsession même par laquelle leur empire s’affirmait, n’outrepassait pas celle que lui causaient, naguère, des musiques entendues à l’Opéra, au Conservatoire ou chez Pasdeloup, dans la loge réservée à l’Institution. Quelques mesures initiales lui suffisaient alors pour recomposer un long morceau, un chapelet mélodique par ses lèvres ensuite défilé. Pareillement aujourd’hui, pour que la voix, la petite voix acidulée, restât fraîche dans le cellier de sa mémoire, il n’avait qu’à répéter avec l’intonation scrupuleuse, un parisianisme : « Vous ne voudriez pas !... » dont la jeune fille était coutumière. La prononciation de son nom : Annette, possédait une vertu évocatoire analogue. Il appartenait à cette voix, comme à une serrure sa clef. Nulle autre n’eût ouvert le secret des inflexions qu’il ouvrait. C’était le Sésame grâce auquel Savinien retrouvait à son gré, dans leur ordre harmonique et l’intégrité de leurs nuances, les doux verbiages que sa ferveur thésaurisait.

    Mais sans doute ces phénomènes de rétentivité sont l’exclusif privilège des sens supérieurs, car, isolées, les impressions de l’odorat échappaient à la concentration mentale qui les eût vivifiées, sous forme d’idée, et l’absence prolongée produisait chez Savinien l’amnésie du parfum.

    Aussi appelait-il surtout l’éclosion du débile et cher lilas, dans la touffeur du bal. Il se vantait de le sentir fleurir, de marcher vers lui, si timide, à travers les vinaigres héroïques, les eaux effrontées, les suints... Et il lui arrivait, au piano, tout à coup, d’éteindre un quadrille, d’amortir une valse et de pencher la tête, afin d’ouïr plus distinctement l’odeur ressemblante qu’une fausse alerte lui signalait, lointaine, au bout de la salle.
2° « L’Aisance dans l’infirmité »

 
Début d’une nouvelle parue dans le recueil En Villégiature (1896).
N° 263                                                                                                                                                   10 janvier 1889

 

                   Monsieur,

Emu à juste titre, des mesures que prend contre nous M. le préfet de police, d’accord avec la commission nommée par le conseil municipal pour établir la statistique de la mendicité professionnelle, j’ai l’honneur de soumettre à votre clairvoyante approbation une nouvelle combinaison sauvegardant mes intérêts en même temps qu’elle apporte, j’ose le dire, un réel adoucissement aux différents modes de charité actuellement en vigueur.

Chassé de l’endroit que quarante ans d’exercice m’avaient habitué à considérer comme inviolable, aspirant en outre au repos que me mérite une longue carrière de travail et de probité, je prends la liberté d’appeler votre attention sur un système conciliant ce souhait légitime et la continuation de vos précieuses faveurs.

A partir du1er janvier 1889, je cesse de descendre dans la rue. Je ne crois pas devoir insister sur l’importance du sacrifice, au début d’une année que l’Exposition rendra vraisemblablement fructueuse. Je m’en remets à l’exclusive générosité d’une clientèle qui, je l’espère, ne m’abandonnera pas. J’en ai fait, avec soin, opérer le recensement. Vous êtes de ceux, monsieur, dont la bienfaisance quotidienne s’évalue à dix centimes, soit : trois francs par mois ou trente-six francs cinquante par an. (Ici, deux mots rayés.)

Chaque année, donc, vers la fin de décembre, je ferai présenter à votre domicile une note acquittée du montant de vos aumônes.

Je vous prie de considérer l’économie de temps et de mouvement résultant pour vous de cette innovation.

S’arrêter, chercher dans sa poche les deux sous coutumiers, faire de la monnaie, si l’on n’en a pas ; tout cela, l’hiver, par le gel et la pluie, l’été, par le soleil dardant sur les ponts, constitue un ennui, tranchons le mot, un supplice que vous me saurez gré de vous épargner à l’avenir. D’autant que vous ne payez pas plus cher.

Dans l’espoir que vous donnerez votre prompt assentiment à cette réforme de la mendicité, je vous prie d’agréer, monsieur, l’expression de mon obscure gratitude.

                                                                                                               Cléophas Denis
                                                                                                                     Aveugle
                                                                                                    Rue Boissy d’Anglas, n°...
                                                                                                Anciennement Pont-Royal.)


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