Paul Gauguin et les Indépendants
31 Janvier 1928

                                

 Le Salon des Indépendants ayant été, cette année, des plus médiocres, il n’y a pas lieu de longtemps s’arrêter, pour y chercher des aiguilles, devant la botte de foin que composaient les 4636 envois des artistes peintres et sculpteurs. Ceux d’entre eux qui suivent le mouvement, au lieu d’imiter les impressionnistes, s’inspirent aujourd’hui du douanier Rousseau, voilà tout. Ils amusent. Les raisons pour lesquelles on les remarque un moment sont étrangères à la peinture et à la sculpture. On se plaît à reconnaître M. Herriot, modelé par La Madre ; Mme Madeleine Renaud, de la Comédie française, peinte par M. Charles Granval, son mari ; et encore, par M. André Leveillé ; le portrait de Paul Signac, président. Celui-ci est parmi les membres du Comité qui n’exposent qu’au Salon des Indépendants. Il y a envoyé l’entrée du Port de La Rochelle et la Seine à Boulogne.

Nous sommes loin des belles expositions de l’âge d’or où se révélaient Matisse, Albert Marquet, Dufrénoy, Laprade, Friesz, et tant d’autres aujourd’hui bien célèbres.

Aucun des jeunes talents qui firent leurs premières armes aux serres du Cours-la-Reine, ne répond à l’appel de son nom. Après « Les Artistes français » et « La Nationale », c’est le Salon des Indépendants qui est dans le marasme. On en est réduit à s’intéresser aux Rétrospectives de Paul Sérusier, de Lucien Ott, de Henry Ottmann, de Suzanne Sesboué, d’Émile Tabouret, de Léon Giran-Max, Besnier, Marie-Louise Cordier et Alfred Jorel, morts l’année dernière.

La perte de Séruzier [sic] et d’Ottmann est certainement déplorable... Est-ce un motif suffisant pour ne pas réserver les Rétrospectives aux artistes envers lesquels on a une injustice à réparer, aux méconnus de leur vivant, dont le nom commence à grandir dès qu’ils ont disparu ?

Les peintres morts en 1927 mériteront-ils, dans dix ans, les honneurs d’une Rétrospective ? C’est la question qu’il convient de se poser.

À la vérité, ce ne sont pas tant les derniers disparus  dont on doit regretter l’absence, que celle de Maurice Denis, Derain, Bonnard, Dufrénoy, Raoul Dufy, Flandrin, Othon Friesz, Matisse, Luc-Albert Moreau, Picasso, Vlaminck, Vuillard, Waroquier, Dunoyer de Segonzac, Lebasque, Favory, tous vivants, Dieu merci ! mais partis sans esprit de retour. Il ne faut pas se dissimuler, hélas ! que le Salon des Indépendants est en pleine décadence. Je crois que l’avenir est aux petites expositions particulières ou groupant une vingtaine d’artistes réellement indépendants. Comment le serait-on dans cette cohue ?

Une manifestation d’art autrement curieuse a été, en attendant mieux, l’exposition au Musée du Luxembourg, des sculptures et des gravures de Paul Gauguin.

Paul Séruzier, dont nous parlions tout à l’heure, fut, au début l’animateur et le théoricien de cette école de Pont-Aven que devait illustrer Gauguin, peintre. On connaît moins, on ne connaît presque pas le sculpteur et le graveur, et l’on ignore généralement qu’il écrivait aussi.

Son ami, M. André Fontainas, a publié en plaquette, il y a sept ans, quelques lettres que lui écrivait de Tahiti, en 1899 et en 1902, l’exilé volontaire.

Un éditeur allemand avait mis en vente, en 1918, la reproduction en fac-similé d’un manuscrit de Gauguin intitulé  Avant et Après, manuscrit que lui avait cédé la famille de l’artiste. Il n’en fut tiré qu’une centaine d’exemplaires à peu près introuvables. On en cite cependant un à Londres et un autre à New-York. Or, ce manuscrit, Gauguin l’avait adressé à Fontainas pour qu’il en assurât la publication ; mais non – Gauguin l’ayant réclamé, il le lui avait remis.

C’est à propos de ces pages que Gauguin disait à André Fontainas : « Ce que j’écris n’a aucune prétention littéraire mais une conviction profonde... Ce sont des souvenirs d’enfance, les pourquoi de mes instincts, de mon évolution intellectuelle..., ce que j’ai vu et entendu (critique à ce sujet des hommes et des choses), mes admirations, mes haines aussi. Ce n’est point une œuvre littéraire, d’une forme choisie, c’est autre chose : le civilisé et le barbare en présence... Le style doit concorder, deshabillé comme l’homme tout entier, choquant souvent. Cela m’est facile du reste, je ne suis pas un écrivain... Je ne tiens pas à la lecture de beaucoup – quelques uns seulement. »

Le souhait de Gauguin fut exaucé... il faut sans doute le regretter ; car, parmi les admirateurs de sa peinture, on doit compter plus d’une centaine de personnes que sa vie intime et tourmentée intéresse.

Dans sa première lettre à Fontainas, Gauguin rapporte cette anecdote.

Un jeune homme demandait à Degas de lui expliquer des tableaux incompréhensibles de Gauguin exposés chez Durand-Ruel.

Degas commence par réciter la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, puis il ajoute :

« Eh ! bien, Gauguin, c’est le loup maigre, sans collier. »

Le fait est qu’on ne pouvait pas même définir l’homme, et c’est une des raisons pour lesquelles rien de ce qui touche ce sauvage, acharné à se libérer de l’École, dessin, couleur, composition..., ne nous laisse indifférents. Quant à la critique, il s’en tenait à l’opinion de Mallarmé : « Le critique est un monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. »

Ceci dit, on comprendra l’intérêt qui s’attache au volume que vient de publier dans les Cahiers de la Quinzaine, M. Jean Dorsenne : La Vie sentimentale de Paul Gauguin.

Nous en avions déjà un aperçu dans les livres consacrés à l’artiste par Charles Morice et par Jean de Rotonchamp. M. Jean Dorsenne a été mis à même de les compléter – et quelquefois de les rectifier – par une liasse de documents inédits tombés entre ses mains. Ce n’est rien de moins que les lettres adressées par Gauguin à sa femme, depuis l’époque de leurs fiançailles jusqu’à la mort de l’artiste.

Il faut lire cette correspondance émouvante pour juger moins sévèrement qu’on ne l’a fait la conduite de Gauguin vis-à-vis de sa femme et de ses enfants. Après les avoir abandonnés, il s’était, a-t-on dit souvent, désintéressé de leur sort, jusqu’à nouer de nouveaux liens avec une tahitienne... Nous allons voir ce qui subsiste de ce réquisitoire. M. Jean Dorsenne présente la défense de l’accusé et plaide pour lui les circonstances atténuantes que voici.

Gauguin avait vingt-cinq ans et il était employé, un employé modèle, chez un agent de change de la rue Laffitte, lorsqu’il fit la rencontre de Mlle Mette-Sophie Gad, gouvernante d’une jeune Danoise fort riche qu’elle pilotait à Paris. Le jeune homme reçut le coup de foudre, demanda la main de Mlle Gad, dont la famille était honorablement connue à Copenhague, et le mariage eut lieu à Paris le 22 novembre 1873, au temple de la rue Chauchat, Mlle Gad appartenant à la religion luthérienne.

Le ménage fut d’abord heureux. Gauguin gagnait largement sa vie à la Bourse. Un fils lui était né en 1874, « blanc comme un cygne, fort comme un hercule. » Mais le démon de l’art posséda Gauguin et toutes les chances de bonheur domestique s’évanouirent ! Il se mit à peindre, le dimanche, et à suivre, le soir, à ses moments de liberté, les cours à l’école Colarossi. Il fréquentait les expositions et les ventes  et s’entourait d’artistes jeunes et indépendants, parmi lesquels Pissarro, Cézanne, Guillaumin...

Et Mme Gauguin était partagée entre la surprise et l’inquiétude ; car elle avait ignoré, en se mariant, que l’employé de banque eût des dispositions pour les arts, et lui-même n’en savait rien.

Cependant il exposait, on remarquait ses tableaux. Il ne songea plus qu’à renoncer aux opérations financières, qui le faisaient vivre, pour se consacrer à la peinture, qui allait détruire son foyer.

En 1883, il quitta l’agent de change chez lequel il était employé depuis dix ans, et ce fut la misère. Mme Gauguin ne se répandit pas en reproches, en paroles amères ; elle n’y comprenait rien. Elle était blonde, affable et gaie ; elle lui donna encore quatre enfants, trois fils et une fille. Gauguin, qui ne vendait pas sa peinture, pensa que l’existence leur serait plus facile à Rouen qu’à Paris... ; puis il eut la fâcheuse idée de partir pour Copenhague, d’où il revint taciturne, hargneux, brouillé avec ses beaux parents. Nul autour de lui ne croyait à ses  dons artistiques ; et il était humilié de voir sa femme donner courageusement des leçons de français pour subvenir aux besoins du ménage. Mme Gauguin y retrouva ses parents et ses frères, dont l’hostilité déclarée fit souffrir l’artiste pauvre qui avait besoin de leur aide et devait supporter que sa femme donnât des leçons de français pour subvenir de son côté aux besoins du ménage. Des querelles continuelles, envenimées par la belle-mère, rendaient la vie commune impossible : Gauguin se sépara de sa femme qui resta dans sa famille avec quatre enfants. Gauguin ne remmena à Paris que son fils Clovis.

Et ce fut pour eux, à Paris, ce que M. Dorsenne appelle justement « la saison en enfer.» Gauguin s’était mis au travail et se privait du nécessaire pour que son petit garçon ne souffrît pas trop de leur dénûment. C’est alors qu’il écrivait à Mette, la mère lointaine : « Clovis est couché sur un petit lit que j’ai loué, et moi sur un matelas avec une couverture de voyage. Nous gelons la nuit, et je n’ai pas un sou pour acheter des couvertures. »

L’enfant tomba malade. L’année 1886 fut atroce. Gauguin en avait été réduit à se faire colleur d’affiches pendant trois semaines, pour gagner cinq francs par jour !

Il continuait à correspondre avec sa femme, qui lui signifiait qu’elle n’était plus qu’une mère. Elle traduisait en danois les romans français, ceux de Zola notamment, et ce travail lui permettait d’élever d’élever ses enfants. Elle était honnête et résignée... quelque chose comme une demi-veuve. Elle ne se devait plus qu’à ses enfants ; elle était une épouse morte à laquelle la mère survit. Les ennuis d’argent de son mari ne la touchaient plus et elle pensait sans doute qu’il exagérait sa détresse. Il n’avait qu’un enfant à sa charge, et elle en avait quatre. Il avait beau se plaindre et lui reprocher son insensibilité, leur vie sentimentale était finie ; les confidences qu’ils échangeaient, dénuées de tendresse, ressemblaient parfois à un examen de conscience, de la part de Gauguin surtout de la Martinique  il s’en aperçut bien lorsqu’à son retour de Panama, il se rendit à Copenhague pour voir sa femme, après des années de séparation. Elle lui fit un accueil glacial, au milieu d’une famille bourgeoise qui n’avait pas désarmé et qui montait la garde autour de la victime d’une union malheureuse. Gauguin ne trouvait un peu de réconfort qu’auprès de sa fille Aline, qui mourut jeune, comme le petit Clovis, et pour laquelle, étant à Tahiti, en 1893, il jetait sur un modeste cahier, tout ce qui lui passait par la tête.

Ce cahier a été conservé et M. Dorsenne en donne des extraits... que sa fille ne lut jamais.

On sait que Gauguin repartit seul pour Papeete en 1895, après de vains efforts pour y entraîner sa femme et ses enfants. Mais ce n’est pas alors que se consomma entre les époux une rupture menaçant depuis le jour où le peintre ayant hérité de neuf mille francs, les gaspilla crapuleusement sans en distraire un centime pour sa famille. Mme Gauguin rompit le silence où elle s’était enfermée, pour apprendre à son mari la mort d’Aline, celui de ses enfants qu’il préférait. Elle avait seize ans. Il écrivit à la mère : « Son sépulcre est là-bas ; sa tombe est ici, près de moi, et mes larmes sont des fleurs, des fleurs vivantes. » A cette lettre, Mme Gauguin ne répondit pas. Il y avait désormais entre elle et son mari, plus qu’un perpétuel malentendu, plus qu’une incompatibilité de caractère et de race : un cercueil. Le père et la mère ne s’aimaient plus assez et avaient trop peu vécu ensemble, pour trouver des consolations dans le souvenir. Il faut lire ces pages retrouvées par M. Jean Dorsenne, si l’on veut savoir combien c’est déconcertant, un artiste de génie, dans ses rapports avec la famille et la société.                    


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