Tristan et Iseut

LETTRE DE PARIS

 

20 Mars 1929

 

La légende de Tristan et Iseut a été bien des fois mise à la scène, depuis la tragédie de Hans Sachs, au seizième siècle, jusqu’aux belles images que nous ont présentées au théâtre notre Sarah Bernhardt, M. Joseph Bédier, professeur au Collège de France, et son collaborateur, M. Louis Artus.

Ce fut l’événement littéraire de la saison théâtrale et l’on s’est à bon droit étonné que la Comédie française lui soit restée étrangère. On ne peut croire qu’elle reproche à la pièce de n’être pas en vers.  C’est, au contraire, un agrément de plus qu’elle a ; car mieux vaut la prose harmonieuse de M. Bédier, que les vers médiocres d’un indigne successeur d’Edmond Rostand, poète dramatique.

De même on a généralement trouvé superflue la musique de scène écrite par un compositeur sacrifié d’avance, Paul Ladmirault.

Comment le malheureux ne s’est-il pas dérobé à l’ingrate obligation de déposer des notes le long d’un monument sanctifié par le génie de Richard Wagner ! Auprès du magnifique drame musical, ces arrangements ont quelque chose d’inconvenant. Ils ne nuisent pas moins au poëme qu’ils se proposent d’accompagner et qui se suffit à lui-même; car ce roman d’aventures et d’amour, d’origine celtique, a fait, au moyen âge, le tour de l’Europe, dans les différentes versions françaises et étrangères auxquelles il donna naissance.

Elles présentent de nombreuses variantes ; mais Gaston Paris a fort bien dit, dans le domaine d’érudition où il rencontrait M. Bédier : « Dans le concert à mille voix de la poésie des races humaines, c’est la harpe bretonne qui donne la note passionnée de l’amour illégitime et fatal, et cette note se propage de siècle en siècle, enchantant et troublant les cœurs des hommes de sa vibration profonde et mélancolique. »

Rappellerai-je le sujet de Tristan et Iseut ?

Le roi de Laonois, en Grande Bretagne, a épousé Blanchefleur, sœur du roi de Cornouailles, Marc. Elle est morte en donnant le jour à un enfant que l’on a appelé Tristan, en souvenir de sa triste naissance.

L’orphelin a été élevé par son oncle. Dans toute l’ardeur de la jeunesse et de la chevalerie, Tristan défie et tue en combat singulier le géant Morhout, beau-frère du roi d’Irlande. Mais Tristan lui-même est blessé grièvement par le fer empoisonné de son adversaire ; tant et si bien qu’il doit s’embarquer pour Dublin, où se trouve la sœur du Morhout, seule capable de guérir les blessures qu’il a faites.

Elle le guérit, en effet ; mais, à Dublin, Tristan fait la rencontre de la fille du roi, Iseut la blonde, et, plus tard, il est chargé par son oncle Marc de lui ramener cette Iseut dont l’existence lui a été révélée par un cheveu d’or tombé du bec d’une hirondelle !

Tristan remplit sa mission, après avoir tué un serpent monstrueux et reçu les soins d’Iseut dont il a demandé la main pour son oncle Marc, en signe de paix entre l’Irlande et la Cornouailles.

Au moment où Tristan et Iseut vont partir, la mère de celle-ci remet à sa suivante Brangien, un breuvage magique à partager, le soir des noces, entre Iseut et son royal époux. Mais par inadvertance, pendant la traversée, Tristan et Iseut, altérés, vident ensemble le flacon, et les voilà unis par une passion invincible : ils sont désormais l’un à l’autre, quoi qu’il advienne.

Iseut, éperdue, commence par supplier sa suivante Brangien de prendre sa place dans le lit nuptial ; mais il faut ensuite, à force de ruse et de stratagèmes, endormir les soupçons du roi Marc dont son nain, Froncin, excite perfidement la jalousie. Il a surpris le secret des amants et conduit le roi à l’endroit de leurs rendez-vous, au bord d’une fontaine. Mais l’eau qui reflète son image le trahit et les amants lui donnent aisément le change.

Le nain ne se tient pas pour battu ; il leur tend un nouveau piège dans lequel, cette fois, ils tombent. Courroucé, le roi ordonne leur mort : ils seront brûlés vifs.

Tristan échappe aux gardes qui le conduisent au supplice ; Iseut va être livrée aux flammes, sous les yeux de la multitude émue et impuissante qui intercède pour elle... Quelqu’un toutefois parvient à fléchir le roi : il consent que l’épouse adultère soit abandonnée aux lépreux rassemblés autour du bûcher, comme des bêtes immondes réclamant une chair fraîche et belle.

On pense bien que c’est pour le chevalier Tristan le moment d’intervenir et d’arracher leur proie aux objets de dégoût qui déjà l’entraînent... Les amants sont réunis et condamnés à mener une vie sauvage dans la vaste forêt du Morois où ils se sont réfugiés.

M. Bédier leur prête un serviteur dévoué, nommé Governal, qui ne les quitte pas et veille sur eux, tandis que Tristan chasse et qu’Iseut ramasse les racines et les herbes dont ils se nourrissent. En dépit de leur dénûment, ils sont heureux, ils jouissent de toutes les richesses du Paradis terrestre, ils s’aiment chastement, séparés sur leur couche de feuillage, par l’épée nue de Tristan, et bercés par tous les murmures de la forêt...

Cependant, guidé par le flair de son nain répugnant, le roi Marc finit par découvrir la retraite des amants endormis. Il met l’épée à la main, dans l’intention qu’ils ne se réveillent pas... Et puis, une étrange émotion le pénètre devant cette adorable jeunesse à sa merci... Il pardonne. Il substitue son épée à celle de Tristan et défend Iseut contre les rayons du soleil, en étendant son manteau royal sur le sommeil des amants.

On ne peut s’empêcher de penser aux scènes sans nombre qui, dans le théâtre contemporain encore, s’inspirent de la mansuétude du mari indulgent à l’infidélité de l’épouse et à la trahison de l’ami qui la lui a ravie.

Tristan et Iseut ne sont pas pour cela au bout de leurs peines. Le roi, en leur faisant grâce de la vie, les a voués au repentir. Ils se confessent à un vieil ermite qui leur conseille de se séparer. Ils lui obéissent. Iseut retourne auprès du roi Marc et Tristan s’exile.

Des années passent. Un jour, un pauvre pèlerin fou qui cache son visage, se présente au palais et s’y répand en paroles insensées. On l’amène devant Iseut la blonde qui le reconnaît...  Mais elle serait d’abord disposée à le faire mettre à mort, car elle a appris qu’il avait, en Bretagne, épousé une autre Iseut, Iseut aux blanches mains...

Impardonnable félonie d’amour ! Si pourtant il ne l’avait commise que pour délivrer de lui Iseut la blonde, la seule aimée, l’Unique ? Il n’a jamais été le mari de l’autre : on n’aime qu’une fois. Et il s’éloigne, ayant retrempé à la source leur amour à tous les deux.

Ne se reverront-ils donc plus ?

Oui et non.

Tristan cherche dans les combats une diversion à sa mélancolie, à ses regrets. Il est mortellement atteint. Il se souvient du pouvoir qu’a Iseut de guérir ses blessures et détache auprès d’elle, pour la ramener, un homme de confiance. Mais celui-ci réussira-t-il dans sa mission ? Tristan s’inquiète, interroge au loin la mer où doit apparaître une voile blanche ou noire, suivant que la chère appelée viendra ou ne viendra pas.

Iseut aux blanches mains, la femme de Tristan, doit d’un mot soutenir sa confiance ou la ruiner. Quelque chose enfin bouge à l’horizon, une voile...

« Blanche ou noire ? » demande Tristan, fiévreusement.

- Noire, répond l’épouse, par méprise ou par tromperie, les versions ne sont pas d’accord là-dessus.

Et Tristan meurt, désespéré.

Iseut la blonde, quand elle arrive, signalée par une voile blanche, n’a plus qu’à s’étendre le long du corps de son amant  et qu’à le rejoindre dans la mort.

C’est le dénouement du poëme ; mais il a un touchant épilogue.

Sur la tombe commune de Tristan et d’Iseut, le bon roi Marc a fait planter un rosier et un cep de vigne dont les racines s’entrelacent, quoi qu’on fasse pour les désunir.

Tel est le beau poëme de l’amour constant, à travers tous les obstacles et par delà la tombe. M. Bédier en avait recueilli les éléments épars dans toutes les littératures ; il en a composé son Roman de Tristan et Iseut, qui fait autorité aujourd’hui.

M. Bédier, que ses travaux d’érudition ont conduit à l’Académie française, sait évidemment ce qu’il doit à ses prédécesseurs principaux, depuis le jongleur Béroul, Eilhart d’Oberg, Chrétien de Troies, Thomas de Bretagne et Gottfried de Strasbourg, jusqu’à Fr. Michel, Ed. Schuré, Gaston Paris et Kufferath, dont l’étude est surtout faite pour rendre intelligible le chef-d’œuvre titanesque de Wagner. Mais M. Bédier a cette supériorité sur les autres d’être à la fois un érudit et un poète à même, par sa sensibilité, de redonner éclat et fraîcheur, à la plus belle épopée d’amour qui soit. Rhapsoder de vieux textes poudreux et en extraire une édition critique, est à la portée des chartistes et des professeurs ; mais faire œuvre de poète en touchant d’une baguette magique les créations populaires de Tristan, d’Iseut la blonde, du roi Marc et des autres personnages plus barbares que tendres, qui caractérisent la civilisation romane et chevaleresque du XIIe siècle ; cela n’appartient qu’à quelques uns, parmi lesquels M. Bédier doit être rangé.

Chose curieuse : en même temps que le Théâtre Sarah Bernhardt nous faisait entendre la pièce de M.M. Bédier et Louis Artus, une compagnie de comédiens associés représentait un Yseut et Tristan, en vers, de M. Joseph Larribeau ; enfin nous recevions, en une jolie plaquette, des textes de M.M. Pierre Champion et Edouard  Schneider,  accompagnant vingt disques de Tristan et Ysolde enregistrés au Théâtre wagnérien de Bayreuth, lors du festival de 1928.                 


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